Voyage au Lac Gaucher
Au début de novembre 1936, je recevais un appel téléphonique de la Rivière aux Rats. Il était huit heures du soir.
Une riche américaine qui possédait un immense territoire de chasse et pêche dans les environs, me faisait demander pour donner des soins à un de ses employés, blessé. Avec cette dame, on ne pouvait dire non. Il ne fallait pas lésiner pour la très bonne raison que la paie était bonne et qu’il fallait rester dans ses bonnes grâces! Je partis donc, me rendis en automobile jusqu’à la Rivière aux Rats, distance de vingt milles où mon guide m’attendait. Ce guide était un natif dans toute l’acceptation du mot. Il était né sur les bords du St-Maurice, il était chasseur, coureur des bois et homme de chantier. Je crois qu’il n’était jamais allé plus loin que La Tuque. Il m’attendait donc et comme il nous fallait prendre le bois et marcher une partie du trajet pour se rendre au Lac Gaucher, on me fournit une paire de bottes qui par malheur avaient le défaut d’être trop grandes. Je m’aperçus bien vite de ce que cela pouvait causer de désagréments. Nous partîmes donc, n’ayant pour guide qu’un beau clair de lune. Mon homme portait ma valise et il s’en allait dans le portage comme un chevreuil. Ces gars-là semblaient avoir un sixième sens, celui de l’orientation à la noirceur. Il semblait prévoir tous les obstacles que nous avions à franchir et de temps en temps, il m’attendait pour m’aider à enjamber ici un tronc d’arbre et là pour m’aider à sauter sur une roche pour éviter une mare d’eau. Je faisais régulièrement deux pas pour un à cause de mes bottes trop grandes. Elles ne me donnaient pas grande chance pour garder mon aplomb. Nous n’étions pas sur la rue Ste-Catherine! Je ne savais pas où nous allions, mais mon guide, lui, le savait et de temps en temps me donnait un mot d’encouragement. De peine et de misère, clopin clopant, nous arrivâmes au Lac Bastien où il y avait un campement. La barre du jour commençait à se montrer à cinq heures du matin et du camp s’élevait une petite fumée. Je me crus arrivé à destination. Je me trompais grandement. Nous étions à peu près à mi-chemin. Nous avions parcouru neuf milles et il nous en restait dix à parcourir.
À vrai dire, je me serais vendu pour cinquante sous et je vouais à tous les diables ces sacrés américains qui auraient pu rester chez eux. J’aurais pu me donner des coups de pied au derrière pour avoir entrepris ce voyage de misère quand j’aurais si bien pu rester chez nous!
Au campement, il y avait une dizaine d’hommes qui s’occupaient à réparer les camps. Je mentirais si je disais que nous n’avons pas été bien reçus. Le cuisinier, un nommé Truchon, sortit avec sa pelle pour déterrer un chaudron de fèves au lard qui avaient cuit sous la cendre, et quel appétit nous avions après avoir marché toute la nuit! On en mangea chacun deux assiettées avec du bon thé fort qui «portait la hache», comme on disait dans le bois.
Je me sentis ravigoté et comme mon guide me disait que le pire était fait, je m’encourageai. En effet, le pire était fait en ce sens que nous avions plusieurs grands lacs à traverser en canot et au moins, je ne marcherais pas avec mes pieds endoloris que je soupçonnais être recouverts d’ampoules causées par le frottement des bottes trop grandes.
Au mois de novembre, il faisait froid et la glace était prise sur le bord des lacs. À cinq heures du matin, la brise était plutôt froide et le vent nous transperçait de bord en bord. Nous avions chaud quand nous marchions dans les portages entre les lacs et assis dans le canot, on gelait tout rond. J’étais dans un bougre de dilemne; quand je marchais, j’avais hâte d’arriver à un lac et quand j’étais assis dans le canot, je grelottais et claquais des dents. J’avais hâte de débarquer. J’étais malheureux pour le vrai! N’importe quel catholique aurait pu attraper son coup de mort. Je n’attrapai pas le moindre rhume.
Enfin, à dix heures, nous arrivâmes au Lac Gaucher. Il faisait beau et chaud et, assis confortablement dans le canot, je me surpris à trouver encore la vie belle.
Mon guide, comme un vieux cheval qui sent l’écurie, donnait un coup d’aviron solide et nous apercevions au fond du lac, les campements de «Madame», comme mon guide l’appelait. Inutile de dire que je m’endormais, ayant passé la nuit blanche.
En passant devant une pointe sablonneuse, mon homme me raconta toute une histoire. Sur cette pointe, me dit-il, à tous les ans, les chefs des tribus sauvages, «Têtes de boules», Algonquins, Abénaquis et Hurons, se rassemblent ici pour rencontrer une grande dame. Ils allument un grand feu qui reste allumé pendant trois jours. Cette dame leur distribue des territoires de chasse pour l’année. J’aurais voulu lui voir la binette quand il me racontait cette histoire. J’avais le dos tourné. J’étais trop endormi et fatigué pour lui poser des questions. «Madame» rit de bon coeur quand je lui racontai cela et elle me dit alors, que le soir, elle allumait un feu et tous ses employés venaient s’asseoir alentour. Elle leur avait raconté l’histoire de «Diane la Chasseresse» et mon homme avait cru que cette histoire était vraie.
Nous arrivâmes à onze heures et Madame vint nous rencontrer au quai. Elle ne s’informa même pas si nous étions fatigués et elle nous dirigea tout de suite vers le supposé grand blessé. En le voyant, je faillis faire une crise. Cet homme, le frère de mon guide, avait une petite coupure sur le cuir chevelu. Il avait reçu un bout de planche sur la tête et ça ne saignait même plus. Un peu d’iode, deux agraffes de Michel et un pansement et c’était fini. Dire que j’en avais tant arraché pour une insignifiance pareille!
J’avais eu un bon guide pour me rendre au Lac Gaucher. J’en avais encore un meilleur pour le retour. Après un bon dîner et deux heures de sommeil, il fallait repartir. «Madame» me dit que son fils Bud me ramènerait. C’était un colosse de six pieds et pesant environ deux cents livres. C’était un vrai athlète. Il étudiait dans une Université américaine et devait être reçu médecin l’année suivante. Depuis qu’il était tout petit, il passait ses vacances à Grande Anse.
Pour le retour, il nous fallait descendre la Rivière aux Rats. Il y avait de nombreux rapides à sauter et je ne pouvais qu’admirer la dextérité de mon guide. Il connaissait la rivière par coeur. Mon fond de culotte était légèrement trempé, mais rassurez-vous, ce n’était que de l’eau!
Encore une fois, j’avais fait un beau voyage. Je retournais chez-nous, mon porte-feuille bien garni, car «Madame» qui ne demandait jamais ce qu’elle devait, se montrait toujours très généreuse. Dans le canot, son fils m’avait remis une enveloppe contenant un chèque de 200,00$. Déjà, les pieds me faisaient moins mal et la fatigue disparaissait!