Oscalanea

Le Transcontinental comme on l’appelle, passe à Oscalanea, à cent-trente milles de La Tuque. Si on peut appeler ça un village, c’en est un petit. Nous y trouvons un magasin général où il y a de tout et où s’approvisionnent les Indiens de la région qui viennent y vendre ou plutôt échanger leurs fourrures. À part de ce magasin général, il y a quelques petits campements.

Le propriétaire de ce magasin, Nick MacRidge, est le grand manitou de la place. Il y exploite royalement les Indiens qui sont de grands, naïfs enfants. C’est donc dire qu’ils paient à prix d’or ce dont ils ont besoin en nourriture ou en vêtements. Ce Nick MacRidge qui y fait fortune n’ayant aucune compétition est un supposé Écossais qui a échoué dans ce pays sauvage. D’où venait-il, personne ne le savait. Il avait dû travailler pour la compagnie de la Baie d’Hudson qui depuis toujours faisait le commerce avec les Indiens. C’est probablement là qu’il avait appris à les exploiter. Il était lui-même marié avec une grosse Indienne.

Il arriva un jour que sa femme tomba malade et je reçois un télégramme du missionnaire de Parent, le père Courbon, me demandant de me rendre le plus tôt possible à Oscalanea, soit une distance de cent trente milles. Il fallait couvrir cette distance en «speeder», petit véhicule mû par un moteur à gazoline qui peut filer à une vitesse de trente-cinq à quarante milles à l’heure sur la voie ferrée. Ce véhicule n’est pas des plus confortables. À son centre, il y a des planches sans coussin. Le moteur est en-dessous et il n’y a rien pour s’accoter, ce qui veut dire qu’après quelques milles, la colonne lombaire et dorsale commence à protester. Deux hommes peuvent voyager sur ce véhicule. L’un se tient en arrière et l’autre en avant. Il n’y a pas de pare-brise et à quarante milles à l’heure, pas besoin de dire que le vent vous fouette la figure.

Le voyage se fit en six heures et en arrivant, je trouvai ma grosse Indienne qui devait peser environ deux cents livres couchée dans un grand lit dont les couvertes de laine grise n’avaient pas été changées depuis longtemps, ça sentait les petits oignons.

La chambre était éclairée par deux fanaux à gazoline.

La femme baignait dans son sang. Elle était en train de faire une fausse-couche. J’en avais vu bien d’autres et je ne m’énervai pas trop.

Je fis un examen et je trouvai le fœtus de trois mois environ dans le vagin. Le père n’était pas fort. Le placenta n’était pas détaché, ce qui expliquait les hémorragies. Il fallait endormir la malade, malgré le danger que ça comportait avec les fanaux et aller chercher le placenta.

Avec le père Courbon comme anesthésiste, je fis un curage (grattage de l’utérus avec les doigts) et après quelques minutes, tout était fini.

Comme nous n’avions dans ces années-là aucun antibiotique pour prévenir l’infection, il fallait laisser à la bonne Mère Nature le soin de s’occuper de la balance, la Providence aidant naturellement.

Quelques semaines plus tard, le père Courbon me disait que le lendemain, ma sauvagesse était en arrière du comptoir comme si rien ne s’était passé.

Le lendemain matin, il fallait revenir et refaire dans les mêmes conditions les cent trente milles de la veille. Comme je n’avais pas dormi de la nuit, je n’ai pas besoin d’ajouter que j’étais mort de fatigue!

Compléments

D’après Sylvain Gringras et Pierre Thiffault, la photo du speeder remonte probablement aux années 10 ou 20, puisqu’on y voit Ellwood Wilson (3e de la gauche) et Henry Sorgius, deux des dirigeants de la St.Maurice Forest Protective Association.

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