Madame…

Quand j’arrivai à La Tuque en 1922, une chose m’intrigua. Je rencontrais de temps en temps une femme d’âge mûr se promenant avec un bambin de trois ou quatre ans. Elle lui parlait en anglais et paraissait être une étrangère. Je m’informai et on me dit que cette dame, Américaine, était la gouvernante du jeune enfant.

Quelques jours plus tard, poussant la curiosité plus loin, j’apprenais que l’enfant était le fils d’un très riche Américain, propriétaire d’un immense territoire le long du Saint-Maurice. J’apprenais de plus, que l’enfant avait été la vedette d’un retentissant procès, l’année précédente.

Le père, millionnaire Américain de New-York, président d’une des plus grosses banques américaines, n’avait pas voulu reconnaître sa paternité et avait demandé un divorce prétextant adultère de sa femme avec un guide indien qui travaillait pour elle.

Ce fut paraît-il un procès* retentissant dont tous les journaux des États-Unis parlaient. On lui avait donné la manchette. Le procès eut lieu à New-York et «Madame» avait amené à New-York plusieurs natifs pour prouver qu’au moment de la conception, le mari avait été vu au chalet en compagnie de son épouse.

Le père perdit son procès et dut, bon gré mal gré, reconnaître sa paternité. Quant aux natifs, c’était la première fois qu’ils sortaient de la région. On peut s’imaginer qu’ils avaient fait un voyage extraordinaire, logés au Waldorf-Astoria.

Je ne me serais imaginé qu’éventuellement, je serais devenu le médecin de cette «Madame».

«Madame», comme elle aimait se faire appeler par ses nombreux serviteurs, était une ancienne danseuse dans les «Ziegfield Follies» et c’est comme telle qu’elle avait connu son mari.**

Cette «Madame» était tout un personnage très excentrique. Elle adorait être différente des autres à tous points de vue.

Quand elle venait à La Tuque, elle chaussait des mocassins, portait une jupe multicolore avec multiples bracelets aux deux poignets et, sur la tête, un foulard aux couleurs très voyantes. Elle parlait un français parfait, ayant vécu en France pendant plusieurs années. Elle y possédait un château et quand elle y allait, elle amenait ses serviteurs et servantes.

Il fallait la remarquer, elle mesurait six pieds et toute bien proportionnée, je vous prie de me croire.

Elle possédait un domaine à quelques quarante milles de La Tuque, le long du Saint-Maurice et un territoire très vaste pour la pêche et la chasse. Tous les deux étant sa propriété exclusive, personne, excepté ses invités ne pouvait y aller.

Elle avait acheté à dix milles à la ronde, toutes les terres des colons. Ceux-ci pouvaient y rester et les exploiter à leur profit. Elle aimait à se croire ou à se faire traiter comme un «grand seigneur» et les colons étaient ses vassaux. Elle les faisait travailler sur son domaine et les payait très généreusement.

Ces colons l’adulaient et l’appelait «Madame» gros comme le bras et elle aimait à se faire aduler. Comme il n’y avait pas d’église dans le canton, elle qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable, en fit construire une et elle obligeait tout le monde à aller à la messe à tous les dimanches. Elle payait même le missionnaire et l’entretient de la chapelle.

«Madame» était très autoritaire avec son personnel et ne souffrait pas de contradiction. D’ailleurs personne ne songeait à discuter avec elle.

J’eus l’occasion à maintes reprises de rencontrer cette riche Américaine très excentrique, très érudite et très cultivée dans tous les domaines. Elle pouvait disserter sur la littérature, surtout française, sur la peinture et même était très renseignée sur la chose médicale. Elle en imposait à tout le monde par son érudition et chose extraordinaire quand elle était dans la province de Québec, elle ne parlait que le français.

Entre 1925 et 1930, je ne me rappelle pas de la date exacte***, j’étais invité avec ma femme, au mariage du plus vieux de ses deux fils, étudiant en médecine à Boston. Il était tombé amoureux d’une jeune fille qui travaillait comme servante pour sa mère. Elle était très jolie et bien tournée. Elle n’avait aucune instruction n’ayant fréquenté pendant quelques années seulement que la petite école. «Madame» ne fit aucune objection au mariage de son fils. Elle se chargeait de l’éducation de cette jeune native et celle-ci fit une très bonne épouse pour son fils. Elle lui donna deux enfants. Quelques années plus tard, les journaux nous apprenaient qu’elle s’était suicidée en prenant des somnifères.

«Madame» aimait le «Show off.» Le mariage eut lieu sur le domaine le long du Saint-Maurice et ce fut tout un mariage. Elle avait fait venir de Montréal par train spécial, la route n’étant pas encore ouverte, la fanfare des Grenadier Guards avec leurs gros casques de fourrure noire et leurs jupes écossaises. Les plus grands journaux américains avaient envoyé des représentants et des avions hydroplanes étaient venus amerrir sur le Saint-Maurice.

Le mariage fut célébré en plein air et comme la mariée était catholique, le missionnaire officiait. Cette fois là, je vis une chose que je ne reverrai probablement jamais. Le père du marié offrait à son fils un chèque de 5 000 000$! Et il était venu spécialement de New-York pour assister au mariage.

La fête se continua jusqu’à tard dans la nuit. Le mariage avait été suivi d’un banquet où tous les notables de LaTuque étaient conviés avec tous les colons des environs. On boustifailla à plein. On avait installé les reporters américains dans une autre tente. Quelques-uns tentèrent de se mêler aux invités de «Madame». Ils furent prestement expulsés en recevant des assiettes sur la tête. «Madame» était très impulsive.

Le banquet fut suivi d’une danse en plein air avec la fanfare des Highlanders. J’eus le plaisir de danser avec «Madame». Celle-ci était rayonnante de joie. Elle s’amusait avec tout son monde et ses invités. Ce fut une journée mémorable.

Quelques mois plus tard, «Madame» fit une infection à la lèvre supérieure. Elle s’était fait piquer par une mouche ou une araignée et il en résulta un énorme phlegmon. Elle me fit demander. L’ère des antibiotiques n’étant pas arrivée, je prescrivis des pansements humides jour et nuit et je retournai la voir les quelques jours suivants. Juste une petite randonnée de quatre-vingts milles aller et retour à travers les bois! Quand le phlegmon atteignit le point de maturation, je conseillai à ma patiente de venir à l’hôpital de La Tuque pour se faire opérer. Elle refusa net et me répondit qu’elle voulait que je l’opère chez elle et il ne fallait pas que ça laisse des cicatrices trop voyantes. Ça ne servait à rien de discuter.

Le lendemain, je retournai donc. Je l’endormis avec une mixture éther et chloroforme, j’ouvris le phlegmon, le vidai et mis une mèche à demeure. Par la suite, il fallait que je retourne faire le pansement et remplacer la mèche quotidiennement.

À tous les jours à une heure p.m. précise, je recevais un appel longue distance de Chicago. C’était le second mari, petit fils de Rockefeller, un autre millionnaire, qui voulait avoir des nouvelles de sa femme.

Quand la guérison fut complétée, je reçus un chèque de mille dollars du National Trust de Chicago en paiement, avec une belle lettre en français s’il vous plaît, dans laquelle le mari me disait que le chèque couvrait mes honoraires, (je n’avais jamais envoyé de compte) mais que la dette de reconnaissance ne se payait pas en argent.

«Madame» était très originale. Elle passait une grande partie de l’année dans son domaine. L’hiver, les communications étant difficiles, elle s’était fait construire un magnifique chalet à la Rivière aux Rats. Je n’y étais jamais allé.

Un dimanche soir, je reçus un appel téléphonique. «Madame» voulait me voir. Ça me tentait guère de laisser la chaleur du foyer et faire une randonnée de vingt milles en pleine nuit et en hiver, cependant un désir de «Madame» était un ordre.

Je partis donc et je fus accueilli à bras ouverts. C’est le cas de le dire. Le chalet était magnifique et très original. Les murs en bois rond, étaient peints de couleur rouge sang de bœuf. Les planchers étaient peints de couleur noire, ce qui faisait un contraste frappant avec les murs. Sur ceux-ci, il y avait quantité de magnifiques peintures représentant des scènes de ski en Suisse. Un immense foyer où flambaient de grosses bûches de merisier. Les meubles étaient recouverts de peaux d’ours polaires et d’ours bruns. Même les coussins étaient recouverts de fourrure.

Pas d’erreur, l’atmosphère était romantique et chaude. On m’offrit un verre de cognac. Elle ne prenait que du sherry.

Comme je la félicitais sur la beauté de son chalet, elle m’offrit à me faire visiter. Tout y a passé, en passant par la cuisine très moderne et les chambres à coucher. Tout était décoré avec beaucoup de goût. Sur les murs des chambres, il y avait encore de magnifiques peintures originales représentant des scènes d’hiver et des pentes de ski. Les lits étaient très confortables. Elle me fit asseoir dessus pour le constater.

La visite terminée, elle me servit un café cognac et la conversation continua jusqu’à minuit. Il me fallait rentrer chez-moi. Je pris donc congé. Elle me remercia très chaleureusement d’être venu la voir. Seul, dans ma voiture, je me demandais pourquoi elle m’avait fait venir. Je me le demande encore. Je n’ai jamais envoyé de compte considérant cette visite comme sociale!

Une autre fois, «Madame» me fit demander. Elle était souffrante. Rendu à son domaine, je dus faire de l’antichambre. Je m’amusais à regarder les bibelots étalés sur sa table de toilette. Il y en avait en quantité. Elle vit que j’étais intéressé. Elle prit un bracelet en argent ciselé surmonté d’une magnifique turquoise en forme de cœur. Elle m’expliqua qu’elle avait fait faire ce bracelet aux Indes. Je le trouvais très beau. Elle me le donna pour ma femme. Quelques années plus tard, ma femme se rendit chez Birks pour faire resserrer les griffes qui retenaient la turquoise et à sa grande surprise, on évalua le bracelet à trois cents dollars. C’était tout un bracelet!

«Madame» avait l’habitude de passer une partie de l’hiver à Chicago et amenait avec elle une ou deux de ses servantes. L’une d’elles était mariée avec un colon de l’endroit. Celui-ci passait l’hiver dans les bois à faire la chasse. Il n’avait donc aucune objection à voir partir sa femme pour deux mois.

Elle était très jolie et il est arrivé ce qui devait arriver. Un des amis de «Madame» la trouva à son goût, lui fit des mamours et la jeune femme se trouva enceinte du bel Américain.

Un dimanche soir en plein hiver, «Madame» me demandait de me rendre à son domaine. Il fallait faire vingt milles en automobile et les vingt autres milles avec une équipe de chiens qui m’attendaient à la Rivière aux Rats. J’étais loin de me douter de ce qui m’attendait.

En arrivant, je trouvai la jeune femme exsangue en état d’hémorragie. Il y avait du sang partout et en passait à travers le matelas. Il n’y avait pas de temps à perdre. «Madame» avait fait prendre du cognac à profusion à la jeune femme et elle était à demi consciente.

Je me désinfectai les mains et les bras. Je me fis tremper la main droite dans l’alcool pendant plusieurs minutes et en moins de temps qu’il faut pour l’écriture, j’extrayais le fœtus et le placenta. J’étais chanceux d’avoir réussi cet exploit. Sac de glace sur le ventre et repos absolu. Injection d’ergot pour arrêter l’hémmorragie. Deux heures plus tard, je prenais congé et à la grâce de Dieu. Les suites furent normales. Aucune infection.

«Madame», en me reconduisant à la porte, me dit de lui envoyer un «nice fat bill»; c’est ce que je fis et elle avait payé royalement.

Je l’avais sorti d’une impasse. S’il avait fallu qu’elle meure, ça aurait été tout un scandale et elle le savait.

«Madame» faisait preuve d’une activité débordante. Rien ne l’arrêtait. Elle faisait des randonnées dans le bois, surveillait les réparations des différents camps sur les lacs de son immense territoire.

Chaque hiver, des courses de chiens s’organisaient à La Tuque. Elle avait son équipe et elle partait de Chicago pour y assister. Je l’ai vu une fois accrocher un immense collier fait d’œillets, au cou du chef d’équipe qui avait gagné la course.

En été, il y avait des courses en canot sur le Saint-Maurice. J’ai assisté à une fête champêtre qu’elle avait organisée sur son domaine à l’occasion de la victoire de son équipe.

Elle avait fait construire une grande plateforme et elle avait engagé des violonneux. Elle adorait les danses carrées canadiennes et s’en donnait à cœur joie, dansant avec tout le monde. C’était une vraie bout-en-train qui détestait les Américains et qui aimait très sincèrement les Canadiens français de la province de Québec où elle passait les trois quarts de l’année.

Je garde un souvenir inoubliable de mes relations avec cette grande «Madame».

Compléments

*Pour en savoir plus sur le procès et la vie de «Madame» à New York et en Mauricie au début des années 1920, vous pouvez vous procurer la trilogie de Louise Lacoursière parue aux Éditions Libre Expression : Anne Stillman : Le procès, Anne Stillman : De New York à Grande-Anse et Anne Stillman : Les carnets de Cora.

** Tout indique que le Docteur s’est trompé dans ses potins … Selon Louise Lacoursière, c’est plutôt la maîtresse de Monsieur Stillman qui était danseuse.

*** 26 juillet 1927.

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