Premier accouchement

J’arrivais à La Tuque, plein d’enthousiasme et la tête remplie de belles théories. Je m’aperçus bien vite qu’il y avait loin entre la théorie et la pratique. Nos études à l’université n’étaient pas comme celles d’aujourd’hui. Dans le domaine de l’obstétrique, par exemple, nous devions «assister», et j’insiste sur le mot «assister», à vingt et un accouchements. Il nous fallait signer notre nom dans le registre, monter dans des gradins et observer le savant professeur faire l’accouchement avec commentaires appropriés. Nous n’approchions même pas de la malade. On nous enseignait la manipulation des forceps sur un «dummy» et jamais sur un sujet vivant et quand je commençai à pratiquer, je n’avais jamais fait un accouchement moi-même et naturellement, je ne m’étais jamais servi de forceps.

On peut facilement s’imaginer par quelles transes et angoisses passe un jeune médecin quand il se voit pris à domicile avec les parents autour de lui. Ils sont là et on sent qu’ils épient le moindre geste du médecin.

Je me rappelle encore, comme si c’était hier, de mon premier accouchement. Il s’agissait d’une veuve qui s’était remariée après dix années de veuvage. Elle avait déjà eu un enfant avec son premier mari; donc, c’était sa deuxième grossesse. Tout alla bien et l’accouchement se fit comme un charme. Je me sentais bon et j’avais appris dans les gros livres. Le placenta, au lieu de se décoller tout seul comme à l’hôpital, ne se décollait pas du tout. Une demi-heure passa et rien ne se produisit. Une heure plus tard, rien encore. Je fis des tractions discrètes sur le cordon et encore rien! Au bout de deux heures, je me décidai à suggérer de demander un autre médecin en consultation et un vieux docteur s’amène. «Pour faire du mal», comme disaient les gens, ce médecin avait accouché ma patiente à son premier bébé. Il s’amène donc en camisole «Penman», en chaussettes et en bretelles. Il ne me dit pas bonjour, de fait il ne me regarde même pas. Il se lava les mains sous le robinet de la cuisine à l’eau froide et le lavage ne fut pas long.

Il entra dans la chambre à coucher, il saisit le fond de l’utérus avec sa grosse main gauche et introduisit l’autre dans le vagin et tout ceci sans anesthésie. D’un tour de main et en cinq sec, il vous extrait le placenta, il ne fait aucune revision de l’utérus, ne regarda même pas le placenta pour voir s’il était complet, se repassa les mains à l’eau froide, sans même se servir de savon et il réclama au père la somme de 25,00 $ et lui disant: «La prochaine fois, vous ferez demander un médecin qui connaît son affaire.» Ça commençait donc bien!!

À noter qu’en 1922, nous chargions 5,00 $ pour mettre un enfant au monde. C’est dire que le montant de 25,00 $ était grossièrement exagéré. J’avais l’air fou pour réclamer mon 5,00 $. Je ne chargeai rien pour mon trouble!

Je dois dire que cette nuit-là, je retournai chez moi avec des idées joliment confuses. Je me rappelais les quinze minutes traditionnelles pendant lesquelles l’accoucheur se brossait les mains à l’hôpital, face à un gros sablier pour lui indiquer quand arrêter. Je revoyais également les urnes remplies d’alcool dans lesquelles le médecin se plongeait les mains après le lavage. Je revoyais également le rituel de la salle d’accouchement avec des garde-malades toutes de blanc vêtues avec masque et couvre-tête et les gants stérilisés que ces gardes ajustaient au médecin après l’avoir habillé, et je revenais à ce vieux cochon de médecin qui faisait fi de la stérilisation et de la propreté la plus élémentaire.

J’étais renversé, estomaqué et horrifié, pour ne pas dire scandalisé au suprême degré!!

Le pire est que j’étais seul dans mon bureau et ma petite chambre à coucher. Mais je ne pouvais qu’admirer la dextérité de ce sacré cochon de docteur qui avait extrait le placenta sur lequel j’avais buté. Ce fut une leçon et jamais plus je ne me suis buté sur un placenta récalcitrant. Je m’étais senti humilié au suprême degré devant ce colosse de vieux médecin et je dis qu’un jour ou l’autre j’aurais ma revanche et je finis par l’avoir.

J’avais également réalisé ce à quoi je devais m’attendre de la part de mes confrères. Il faut dire qu’à part le docteur Bayne, médecin de la compagnie Brown, venu des Iles Barbados et qui était un parfait gentilhomme, les autres médecins se regardaient comme chiens et chats et ne se saluaient même pas sur la rue.

Il y en avait un qui avait étudié au même collège que moi à Nicolet. Il était mon aîné de deux années. J’aurais espéré trouver de la sympathie chez lui et de la collaboration. Il était ambitieux et il était désappointé de ne pas hériter de la clientèle du docteur Vilandré. Il me fit la grosse gueule dès mon arrivée.

Il me fallait lutter seul contre trois et je voyais que la guerre serait dure. Plus ça allait et plus je m’apercevais d’une chose, c’est que j’en avais long à apprendre dans la pratique de la médecine.

Comme j’avais beaucoup d’entregent, je m’appliquai à me faire des amis et ça réussit.

Que d’erreurs j’ai dû commettre dans mes diagnostics. Il faut dire que nous n’avions guère de moyens à notre disposition pour les porter. Nous n’avions pas de rayons X, ni de laboratoire et je ne pouvais compter sur aucun de mes confrères pour une consultation. Je dus me tirer pas mal d’affaire puisque je réussis à me bâtir une belle clientèle intéressante qui me fit vivre très convenablement pendant presque vingt années. Il faut dire que mon étoile me suivait toujours et que j’étais plutôt chanceux dans mes diagnostics souvent portés à l’œil et par flair.

J’avais la médecine dans le sang. J’avais été élevé voisin d’un vieux médecin. Il n’avait pas de garçon et il m’adorait. Il faisait ses visites en bicyclette de femme et je le revois encore avec sa grande redingote noire et son haut-de-forme également noir. Il m’avait fait fabriquer un petit siège sur le devant de sa bicyclette et je faisais des visites avec lui à trois ans.

Le docteur Vilandré à qui je succédais, était le médecin du C.N.R. Ça lui rapportait environ 1 200,00 $ par année. À son départ, je continuai le contrat du docteur. 100,00 $ par mois, à cette époque, c’était quelque chose!

À l’expiration de son contrat, il devait y avoir une élection et les employés se choisissaient un médecin. Le fait d’avoir terminé le contrat du docteur Vilandré me donnait un cheval sur les autres médecins qui convoitaient la position. J’en profitai pour me faire connaître et me faire des amis.

L’élection survint. J’avais comme adversaire mon gros cochon de docteur à qui j’avais promis un chien de ma chienne et l’autre médecin qui avait été si déçu de mon arrivée. Encore une fois, mon étoile me suivit. Le gros docteur se fit battre à plate couture et l’autre aussi. «La vengeance était douce au coeur de l’Indien.»

Je restai médecin du C.N.R. jusqu’à mon départ de La Tuque en 1941.

Compléments

Quelques renseignements sur l’Histoire de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.

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