Débuts : 1922

Quand j’arrivai à La Tuque en 1922, une des premières patientes qui réclama mes services fut une Dame Bonenfant. C’était une bonne Irlandaise typique, mariée avec un Canadien français pure laine.

Comme cela arrive souvent, tout le monde parlait français et anglais dans la maison. Les enfants étaient parfaits bilingues. Il y avait quatre garçons, tous des bout-en-trains et deux filles. La plus vieille s’appelait Kathleen. Elle avait une vraie figure d’Irlandaise, jolie comme un cœur et espiègle comme pas une. Elle avait à peu près douze ans.

Tous les matins, j’allais voir ma patiente qui faisait une fausse-couche et Kathleen me reçevait toujours avec son beau sourire et me faisait du sucre à la crème.

Pendant les vingt années que je passai à La Tuque, je fus toujours le médecin de la maison et à mon départ en 1941, j’y fis ma dernière visite le soir même de mon départ. On avait réuni tous les enfants et les petits-enfants que j’avais mis au monde et on me donna un «Send Off» en règle. Les plus vieux des garçons qui travaillaient en dehors étaient venus pour l’occasion et c’était vraiment touchant à en arracher les larmes de voir l’attachement de cette famille pour le vieux docteur qui les quittait après avoir été mêlé à tous les petits incidents et accidents de cette famille durant tant d’années.

Kathleen s’était mariée avec un Anglais protestant. Comme la famille Bonenfant était profondément catholique, elle avait réussi à faire changer son fiançé de religion. Il était anglican. Il devint un catholique et un bon par surcroît. Inutile de dire que je restai le médecin de la nouvelle famille Staples. J’accouchai Kathleen six ou sept fois et ceci me rappelle un incident qui faillit être tragique pour Kathleen.

Staples faisait durant l’été un travail de surveillance sur la route qui devait éventuellement relier La Tuque à Roberval. En passant, cette route commençée il y a trente ans n’est pas encore terminée au moment où j’écris ces lignes en 1964: la politique! Il passait l’été dans un camp en bois rond à dix-huit milles de La Tuque avec sa femme et ses enfants.

Un dimanche matin, je partais pour un voyage de pêche de huit jours et je devais passer devant le campement des Staples. Nous étions cinq et comme c’était la coutume, étant en vacances, nous arrêtions à chaque petite source, histoire de vérifier si l’eau était bonne et fraîche!! Elle était d’autant plus potable qu’on y ajoutait quelque chose. Si je me rappelle bien, nous avions fait quatre ou cinq arrêts et l’effet des salutations aux sources commençait à produire un certain effet.

En arrivant en haut de la Côte à Hydola, ainsi baptisée en l’honneur d’un nommé Hydola Duchaine qui était propriétaire d’un club de pêche dans les environs, quelle ne fut pas ma surprise de voir Staples au milieu de la route, nous faisant des signes d’arrêter. Quel sourire, quand il me vit et de me dire: «C’est le Bon Dieu qui vous envoie Doc., Kathleen est en train de mourir.»

Le camp était divisé en trois parties. Une chambre pour les enfants, avec lits rustiques superposés, une chambre pour les parents et une cuisine. Le confort était au strict minimum. Kathleen était couchée et elle était blanche comme une morte. Elle était en hémorragie et le sang passait à travers le matelas et tombait goutte à goutte dans un bassin. Ça en prend moins que cela pour assobrir un homme!! Son pouls était à peine perceptible et elle était en état de choc. Je n’avais absolument rien excepté une petite trousse pour premiers soins qui me suivait toujours.

Je trouvai un savon Lifebuoy qui contient 1% d’acide carbolique. Je me lavai les mains pendant plusieurs minutes jusqu’au coude et m’enduisis les ongles, les mains et les bras de cette savonnure. Je fis prendre à Kathleen un plein verre de cognac pur et au bout de quelques minutes, elle était complètement endormie. Dans l’état de grande faiblesse où elle était, ce n’était pas surprenant.

Je fis en vitesse l’extraction du fœtus et curage digital de l’utérus (grattage avec les ongles de la muqueuse utérine) et à la grâce de Dieu! Il n’y avait aucun moyen de la transporter à La Tuque. Il fallait prendre une chance. Je restai deux heures avec elle et comme le pouls était meilleur et l’hémorragie étant arrêtée, je lui laissai une bouteille de cognac et lui recommandai de prendre beaucoup de café.

Six jours plus tard, je repassais. Elle n’avait pas fait la moindre infection et me reçevait encore avec son éternel sourire.

Depuis, je ne jure que par le cognac et par le savon Lifebuoy.

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