Parent
Comme médecin du C.N.R., j’avais un territoire à desservir s’étendant de Hervey-Jonction* jusqu’à Parent soit une distance de cent quatre-vingts milles. Je devais donner mes soins aux employés et leurs familles et quand il y avait un accident, je devais me rendre sur les lieux.
Parent, situé à l’extrémité nord-ouest de mon territoire avait une population de cinq à six cents âmes. Il y avait une garde-malade qui donnait les premiers soins aux malades et me faisait demander quand elle était mal prise. Parent était une division de chemins de fer. Il fallait y aller beau temps, mauvais temps, hiver comme été, soit par le train qui passait tous les deux jours, soit en «speeder.»
Dans un chapitre précédent, j’avais raconté un voyage que j’avais fait à Oscalanea. J’avais couvert une distance de cent quatre-vingts milles, aller et retour, assis sur la planche de mon «speeder» et j’arrivais à La Tuque fourbu et exténué n’ayant pas dormi pendant vingt-quatre heures. Et je songeais à mon lit. Ma femme m’attendait et je m’aperçus qu’elle avait la figure longue quand j’arrivai. Je voyais qu’elle avait quelque chose à me dire et qu’elle hésitait.
Enfin, elle me dit qu’elle venait de recevoir un télégramme me demandant de monter d’urgence à Parent. Il fallait que je refasse une distance de cent trente milles et toujours sur mon «speeder» et en pleine nuit. Je dois avouer que j’étais découragé et je me vois encore assis dans les marches de l’escalier et j’en pleurai de découragement. C’était trop demander à un homme de constitution plutôt frêle. Je pesais alors cent trente-cinq livres.
Pendant ce temps d’hésitation, le téléphone sonnait. C’était mon ami Lahaie de Fitzpatrick, agent local, qui me transmettait des messages du père Courbon, missionnaire à Parent, qui me demandait toujours d’urgence. Je n’avait pas le choix, il fallait y aller.
Je ne pouvais me servir de mon «speeder» après cette randonnée de cent quatre-vingts milles. Il fallait le graisser et le vérifier.
J’empruntai le «speeder» du surintendant de la compagnie Brown et il me passa Wilbrod Poitras pour conduire le moteur. Je n’avais pas d’objection car je connaissais bien Poitras. Quel trajet et quelle fatigue! Je tombais de sommeil et Poitras, colosse de cent quatre-vingts livres, enroulait son bras autour de moi pour que je ne tombe pas en bas du moteur. À moins de l’avoir expérimenté, personne ne peut savoir comme ça peut être monotone que de filer à quarante milles à l’heure en pleine nuit et d’entendre toujours le même bruit, le «pout pout» du moteur. Quand nous passions dans les coupes de pierres et il y en avait plusieurs, le bruit se répercutait sur la pierre et cela me réveillait. J’avais mal un peu partout.
J’arrivai à Parent vers huit heures et ma patiente avait joliment hâte que j’arrive. Elle était aussi exténuée que moi étant en douleurs depuis plus de douze heures. C’était sa deuxième grossesse et l’enfant se présentait par l’épaule. Jamais elle n’aurait pu accoucher. Avec le père Courbon, comme assistant et la garde-malade comme anesthésiste, je fis une version et fis venir le bébé par les pieds. La Providence aidant, tout alla bien et au bout d’une demie-heure, tout était fini. Le père était un peu ébranlé, la mère était bien et l’enfant était sauf. Quant à moi, j’étais à moitié mort. J’avalai deux tasses de café et je me couchai, il était temps!
À quatre heures p.m., il fallait songer au retour et c’était un peu moins drôle. Tout n’était pas fini. En arrivant à Windigo au Rapide des Cœurs, en entrant dans une courbe, dans une coupe de pierres, je vis surgir un autre moteur qui filait à la même vitesse que le nôtre.
Je voyageais avec des ordres et seul j’avais le droit de circuler. L’autre conducteur voyageait sans permis. J’eus juste le temps de me jeter en bas et j’allai m’écraser sur les roches. J’aurais été tué raide si je n’avais pas sauté. Les deux véhicules se heurtèrent de front et le conducteur de l’autre moteur fut tué. Quand à Poitras, il fut projeté à une vingtaine de pieds et je l’entendais gémir. De peine et de misère, je me rendis à lui et me rendis compte qu’il avait probablement une jambe cassée.
Peut-on s’imaginer la situation. En pleine nuit, à dix heures du soir, n’ayant qu’un petit clair de lune pour m’éclairer, je dis à Poitras que j’allais essayer d’avoir du secours. Il me dit que nous devions être à courte distance de Windigo.
Je me trainai car j’avais tellement mal au genou que je pouvais à peine marcher et à la sortie de la courbe, je m’aperçus qu’en effet, nous étions tout près de Windigo. Je m’y rendis et éveillai Henri Paré, le gérant local de la compagnie Brown. Celui-ci organisa en vitesse une équipe de secours et nous nous rendîmes retrouver Poitras qui gisait encore à demi-conscient. On l’installa sur une plateforme attachée au moteur et on s’organisa pour transporter le blessé à La Tuque. Quant à Thériault qui était mort, il ne donnait donc pas trop de trouble. Une autre équipe l’emmena à Windigo.
En arrivant à La Tuque, on transporta Poitras à l’hopital et la radiographie montra une fracture double de la jambe. Ça aurait pu être pire. On le mit dans le plâtre et ce n’est qu’après tout cela que je pus enfin me coucher, et je dormis pendant presque vingt quatre heures.
Comme épilogue, je dus traiter mon homme pendant presque trois mois, sans charge, et je dus payer le moteur, que j’avais emprunté et qui était hors d’usage 350,00$ et j’avais chargé 50,00$ pour mon voyage. Ça ne balançait pas du tout!!
J’avais une consolation cependant. J’avais sauvé une jeune femme et j’avais mis au monde un beau gros bébé et j’étais encore en vie quand j’aurais si bien pu être mort!!
Quand je vois la jeune génération de médecins qui se la coule douce après quelques années de pratique, qui prend une journée de congé par semaine pour aller jouer au golf et qui ne répond pas la nuit aux appels d’urgence, je me demande si elle aurait eu le cran et le courage de pratiquer le genre de médecine des années vingt, et tenir le coup. Il fallait avoir la vocation dans le sang.
Compléments
* Société d’histoire de Lac-aux-Sables et d’Hervey-Jonction.