Voyage au barrage Gouin

Le genre de médecine que je pratiquais à La Tuque m’obligeait à toutes sortes de randonnées à travers les bois et à me servir de toutes sortes de moyens de locomotion.

Un jour, en plein hiver, on me fit demander à la «Dam» de la Loutre également appelée «Le Barrage Gouin.» Ce barrage servait à contrôler le niveau de l’eau sur le Saint-Maurice et formait un lac de plusieurs milles de longueur. C’est, paraît-il, le plus haut barrage du monde, tout au moins un des plus gros.

Pour me rendre là, il fallait que je prenne le train de nuit à La Tuque, faire un trajet de soixante-dix milles jusqu’à Sanmaur, prendre là place dans un «snowmobile», tracteur à chenilles, et couvrir une autre distance de quarante milles à travers la forêt. Ce véhicule n’était guère confortable et on s’en allait cahin-caha dans des chemins de bois où les cahots se succédaient aux cahots. Si la digestion n’était pas faite au départ, elle l’était sûrement en débarquant tellement on se faisait brasser le canayen.

Le trajet dura environ trois heures et en arrivant, il fallait donner mes soins à une jeune fille de quinze ans qui souffrait de pneumonie. C’était l’enfant du gérant local de la compagnie Brown, M. Carter. Les antibiotiques n’étaient pas encore découverts et nous étions à l’ère des sulfas, qui nous rendaient de précieux services. J’en avais apporté avec moi dans ma trousse et j’en fis prendre à ma patiente à toutes les quatre heures régulièrement jour et nuit avec un grand verre de limonade. Je restai deux jours auprès de ma patiente et la température étant tombée, il fallait songer au retour.

Au lieu de nous servir de l’auto-chenille, M. Carter eut l’heureuse ou la malheureuse idée d’organiser le retour avec une équipe de chiens, conduite par un nommé Henry Skeen, un métis sauvage dont c’était la spécialité. Il avait toujours conduit une équipe de chiens représentant la compagnie Brown dans les courses à Québec et avait maintes fois gagné le trophée.

On m’installa très confortablement dans le traîneau et on m’enveloppa dans les couvertures de buffalo. Skeen était debout sur les lisses du traîneau et il donna le signal du départ. Il n’y avait pas d’erreur, ça allait mieux en retournant. Nous ne passions pas par la forêt et nous suivions le Saint-Maurice et ça descendait sur un vrai temps.

Partis vers cinq heures du soir, nous avions amplement le temps pour prendre le train qui passait vers trois heures du matin. Il faisait noir, à peine quelques éclaircies quand la lune se dégageait des nuages. Je n’entendait que les cris de Skeen qui encourageait ses chiens en leur parlant un langage que je ne comprenais pas mais que les chiens comprenaient, eux. Il avait un très long fouet qu’il cinglait de temps en temps et qui claquait dans la nuit. Avec ce fouet, il atteignait le leader, soit le premier chien en avant.

Tout à coup, j’entendis des hurlements prolongés. Skeen se pencha sur les manchons pour me dire que nous étions poursuivis par une bande de loups. Ça devenait beaucoup moins drôle!

Les loups semblaient gagner du terrain sur nous et pour dire le vrai, je commençais à trembler dans mes culottes et j’étais loin d’être rassuré. De temps en temps, Skeen fouettait ses chiens et de temps en temps, il se retournait et fouettait les loups et les coups de fouet claquaient dans la nuit.

Rendus à «La Chaudière», étape ainsi nommée parce qu’une petite rivière de ce nom venait se jeter dans le Saint-Maurice, Skeen dirigea ses chiens vers un camp abandonné sur le bord de la rive. Nous eûmes juste le temps d’entrer dans le camp avec les chiens. Les loups, un peu décontenancés par le cours des évènements étaient restés sur le Saint-Maurice. Ils passèrent la nuit à hurler et c’était joliment lugubre. Nos chiens leur répondaient. Skeen fit un gros feu.

Quant à Skeen, il passa la nuit blanche comme moi d’ailleurs. Il continua d’alimenter son feu en face de notre camp pour empêcher les loups d’approcher.

Vers cinq heures du matin, mon homme me dit que les loups étaient partis avec la barre du jour. J’avais l’estomac joliment creux. Je m’installai de nouveau dans le traîneau et nous atteignions Sanmaur dans le courant de l’avant-midi.

Tous les gens que je rencontrai à Sanmaur rirent de bon cœur de la peur que j’avais eue. Quant à Skeen, il avait trouvé la chose bien ordinaire et dans l’après-midi, il reprenait le chemin du retour. Il m’aurait payé joliment cher pour retourner avec lui.

Encore une fois, j’avais vécu une expérience extraordinaire!!

Compléments

Le barrage de la Loutre : l’ambition de la démesure (Pierre Thiffault)

En avril 2005, nous avons reçu un courriel de M. Patrick M. McCarthy dont le grand-père vécut à La Loutre de 1919 à 1959. M. Jerry McCarthy travaillait pour la Brown Corporation, selon toute vraisemblance sous les ordres de M. Carter. Il tenait un journal personnel qui mentionne la venue d’un médecin de La Tuque le 10 avril 1926, date à laquelle il faisait -8o Farenheit et où il y avait 9” de neige.

One Comment
  1. Pierre (Lee) Cantin

    Je ne crois pas que le toponyme «Chaudière» réfère à une rivière de ce nom dans les environs. Le nom viendrait plutôt de la formidable chaudière au pied de chutes de la Saint-Maurice à l’endroit. Un peu comme celle qui se trouve sur l’Outaouais, entre Ottawa et Hull (devenue Gatineau).
    Infranchissables, ces chutes. Et c’est pourquoi la Fraser Brace, quand elle entreprit l’érection du barrage de La Loutre, construisit un chemin de fer sur 30 kilomètres, façon d’éviter cette barrière fluviale.
    Voir de nombreuses photos dans mon blogue «SANMAUR»:
    http://sanmaur-mauricie-cantin.blogspot.com/

    Question aussi de corriger certaines inexactitudes sur les voies de communication de l’époque, commises dans le livre sur le centenaire de La Tuque.

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